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Читем онлайн La danseuse du Gai-Moulin - Simenon

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» 6° Quand je reviens, le patron et Victor s’en vont et ferment les portes. Chabot et Delfosse, d’après eux, sont toujours là ;

» 7° Les jeunes gens prétendent qu’ils sortent de la cave un quart d’heure après la fermeture et qu’à ce moment Graphopoulos est mort ;

» 8° Si c’est exact, le crime a pu être commis pendant que je faisais un bout de chemin avec la danseuse. Dans ce cas, les coupables seraient Genaro et Victor ;

» 9° Si c’est faux, le crime a pu être commis à ce moment par Delfosse et Chabot eux-mêmes ;

» 10° Chabot ment peut-être et dans ce cas rien ne prouve que le drame a eu lieu au Gai-Moulin ;

» 110 L’assassin a pu transporter lui-même le corps, mais il est possible que ce transport ait été assuré par quelqu’un d’autre ;

» 12° Le lendemain, Adèle est en possession de l’étui à cigarettes, mais elle prétend qu’il lui a été donné par Delfosse ;

» 13° Les témoignages de Genaro, de la danseuse et de Victor concordent pour réfuter les allégations de Jean Chabot.

Maigret se tut, tira quelques bouffées de sa pipe, et son compagnon leva vers lui des yeux inquiets.

— C’est inouï !… murmura-t-il.

— Qu’est-ce qui est inouï ?

— La complexité de cette affaire, quand on y regarde de près.

Maigret se leva.

— Allons nous coucher ! Les lits sont bons à Saint-Léonard ?

— C’est vrai que vous voulez aller là-bas…

— À propos, j’aimerais assez avoir la cellule voisine de celle du gamin. Demain, je vous demanderai sans doute de me confronter avec lui.

— Peut-être aura-t-on retrouvé son ami Delfosse ?

— Cela n’a pas d’importance.

— Vous croyez qu’ils soient définitivement hors de cause ? Le juge ne veut pas entendre parler de les relâcher. Au fait, il faudra bien que je lui dise la vérité à votre sujet…

— Le plus tard possible, voulez-vous ? Qu’est-ce qui se passe à côté ?

— Sûrement les journalistes ! Je vais devoir leur faire une déclaration. Quelle identité dois-je vous donner ?

— Pas d’identité ! Un inconnu ! On n’a trouvé sur moi aucun papier…

Le commissaire Delvigne n’était pas encore tout à fait d’aplomb. Il continuait à observer Maigret à la dérobée, avec une inquiétude teintée d’admiration.

— Je n’y comprends rien !

— Moi non plus !

— À croire que Graphopoulos n’est venu à Liège que pour se faire tuer. Au fait, il est plus que temps que je prévienne sa famille. Je verrai le consul de Grèce demain matin.

Maigret avait saisi son chapeau melon. Il était prêt à partir.

— Attention de ne pas me traiter avec trop d’égards devant les journalistes ! recommanda-t-il.

L’autre ouvrait la porte. Dans le grand bureau des inspecteurs, on aperçut une demi-douzaine de reporters qui entouraient un homme que M. Delvigne reconnut.

C’était le gérant de l’Hôtel Moderne, qui était déjà venu l’après-midi. Il parlait avec véhémence aux journalistes, qui prenaient des notes. Soudain, il se retourna, aperçut Maigret, le désigna du doigt en devenant cramoisi.

— C’est lui ! s’écria-t-il. Il n’y a pas de doute !

— Je sais ! Il vient d’avouer qu’il est descendu à votre hôtel.

— Et il a avoué aussi qu’il a pris la malle ?

M. Delvigne n’y comprit rien.

— Quelle malle ?

— La malle en osier, parbleu ! Avec les domestiques qu’on a au jour d’aujourd’hui, j’aurais pu rester longtemps sans m’en apercevoir…

— Expliquez-vous !

— Voilà ! À chaque étage de l’hôtel, il y a, dans le couloir, une malle en osier qui sert à mettre le linge sale. Or, tout à l’heure, on est venu de la blanchisserie et c’est ainsi que je me suis aperçu qu’il manquait une malle : celle du troisième étage. J’ai questionné la femme de chambre. Elle prétend qu’elle a cru qu’on avait enlevé la malle pour la réparer, parce que le couvercle fermait mal…

— Et le linge ?

— C’est le plus fort ! Le linge qu’elle contenait a été retrouvé dans la malle du second.

— Vous êtes sûr que c’est votre malle qui a servi à transporter le cadavre ?

— Je viens de la morgue, où l’on me l’a montrée.

Il haletait. Il n’en revenait pas encore d’être mêlé d’aussi près à cette histoire.

Mais le plus ému était encore le commissaire Delvigne, qui n’osait même pas se tourner vers Maigret. Il en oublia la présence des journalistes et les termes de leur accord.

— Qu’est-ce que vous dites de cela !

— Je n’en dis rien ! répliqua Maigret imperturbable.

— Remarquez, reprit le gérant de l’Hôtel Moderne, qu’il a fort bien pu sortir avec la malle sans être vu. Pour entrer, la nuit, il faut sonner, et le portier donne le cordon sans quitter son lit. Mais pour sortir, il suffit de tourner le bouton.

Un journaliste qui avait des talents de dessinateur faisait un rapide croquis de Maigret, qu’il représentait avec des bajoues et une tête aussi inquiétante que possible.

M. Delvigne se passa la main dans les cheveux, balbutia :

— Rentrez un instant dans mon bureau, voulez-vous ?

Il ne savait où poser son regard. Un reporter lui demandait :

— Il a fait des aveux ?

— Fichez-moi la paix !

Et Maigret disait calmement :

— Je vous préviens que je ne répondrai plus à aucune question…

— Girard ! Faites avancer la voiture !

— Est-ce que je ne dois pas signer ma déclaration ? s’informait le gérant.

— Tout à l’heure…

C’était le désordre. Il n’y avait que Maigret à fumer gravement sa pipe en regardant les personnes présentes les unes après les autres.

— Menottes ? questionna Girard en rentrant.

— Oui… Non… Venez par ici, vous !…

Il avait hâte d’être seul dans la voiture avec le commissaire.

Comme on roulait dans les rues désertes, il questionna, presque suppliant :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Quoi ?

— Cette histoire de malle. Cet homme vous accuse, en somme, d’avoir emporté de l’hôtel une malle en osier. La malle dans laquelle on a retrouvé le cadavre !

— C’est bien ce qu’il a eu l’air d’insinuer.

Cet « insinuer » était d’une ironie savoureuse après les affirmations passionnées du gérant.

— C’est vrai ?

Au lieu de répondre, Maigret discuta.

— En somme, cette malle a été emportée par Graphopoulos ou par moi. Si c’est par Graphopoulos, avouez que c’est extraordinaire ! Un homme qui prend soin de véhiculer son propre cercueil !…

— Excusez-moi… Mais, tout à l’heure, quand vous m’avez décliné votre qualité, je n’ai pas pensé à vous demander… hum !… une preuve de…

Maigret fouilla ses poches. Il tendit bientôt à son compagnon sa médaille de commissaire.

— Oui… Je vous demande pardon… Cette histoire de malle…

Et, soudain courageux, grâce à l’obscurité qui régnait dans la voiture :

— Savez-vous que, même si vous ne m’aviez rien dit, je serais forcé de vous arrêter, après la déclaration précise de cet homme ?

— Bien entendu !

— Vous vous attendiez à cette accusation ?

— Moi ?… Non !

— Et vous croyez que Graphopoulos a emporté lui-même la malle ?

— Je ne crois encore rien !

M. Delvigne, impatienté, le sang aux joues, se tut, s’enfonça dans son coin. Arrivé à la prison, il procéda rapidement aux formalités d’écrou, en évitant de regarder son compagnon en face.

— Le gardien va vous conduire… dit-il en guise d’adieu.

Il devait d’ailleurs en faire aussitôt un cas de conscience.

Dans la rue, il se demandait s’il n’avait pas été trop sec à l’égard de son collègue.

— Lui-même m’a demandé de me montrer dur !

Oui, mais pas en tête à tête ! En outre, cela se passait avant la déclaration du gérant de l’Hôtel Moderne. Est-ce que Maigret, parce qu’il était de Paris, s’amusait à se payer sa tête ?

— Dans ce cas, tant pis pour lui…

Girard attendait dans le bureau, où il lisait les alinéas dictés par le commissaire Maigret.

— Cela avance ! se félicita-t-il à l’arrivée de son chef.

— Ah ! tu trouves que ça avance, toi !

Et le ton était tel que Girard écarquilla les yeux.

— Mais… cette arrestation… et la malle qui…

— La malle qui… Oui !… Je te conseille d’en parler, de la malle qui… Demande-moi le télégraphe à l’appareil…

Et, quand il eut la communication, il dicta la dépêche suivante :

Direction Police judiciaire Paris,

Prière envoyer urgence signalement détaillé et si possible fiche dactyloscopique commissaire Maigret.

Sûreté Liège.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? osa questionner Girard.

Mal lui en prit. L’autre le regarda férocement.

— Cela ne veut rien dire du tout, tu entends ? Cela veut dire que j’en ai assez de tes questions stupides !… Cela veut dire que j’ai envie qu’on me fiche la paix !… Cela veut dire…

Et, s’apercevant du ridicule de sa colère, il acheva soudain d’un seul mot :

— M… !

Puis il s’enferma dans son bureau, en tête à tête avec les treize points du commissaire Maigret.

VIII

Chez Jeanne

— Reste tranquille ! dit la grosse fille avec un rire polisson. On va nous voir…

Et elle se leva, se dirigea vers la baie vitrée que voilait un rideau au filet, questionna :

— Tu attends le train de Bruxelles ?

C’était un petit café, derrière la gare des Guillemins. La pièce, assez vaste, était propre, les carreaux clairs du sol lavés à grande eau, les tables vernies avec soin.

— Viens t’asseoir ! murmura l’homme installé devant un demi de bière.

— Tu seras sage ?

Et la femme s’assit, prit la main de l’homme qui traînait sur la banquette, la posa sur la table.

— Tu es voyageur de commerce ?

— À quoi vois-tu ça ?

— À rien… Je ne sais pas… Non ! Si tu ne restes pas tranquille, je vais aller sur le seuil… Dis-moi plutôt ce que tu bois… La même chose ? Pour moi aussi ?…

Ce qui rendait le café équivoque, c’était peut-être sa propreté, l’ordre qui y régnait et un je ne sais quoi qui tenait plutôt du ménage que de l’établissement public.

Le comptoir était minuscule, sans pompe à bière, et, derrière, c’est à peine s’il y avait une vingtaine de verres sur l’étagère. Sur une table, près de la fenêtre, on voyait un ouvrage de couture et ailleurs un panier de haricots verts dont on avait commencé à retirer les fils.

C’était net. Cela sentait la soupe et non la boisson. On avait l’impression, en entrant, de violer l’intimité d’un ménage.

La femme, qui pouvait avoir trente-cinq ans, était appétissante, avec quelque chose de convenable et de maternel tout ensemble.

Elle passait son temps à repousser la main que le client timide posait à chaque instant sur son genou.

— Dans l’alimentation ?…

Tout à coup, elle tendit l’oreille. Un escalier conduisait directement de la salle au premier étage. Or, on avait entendu du bruit, là-haut, comme si quelqu’un se levait.

— Tu permets un moment ?

Elle alla écouter, puis gagna un corridor, cria :

— Monsieur Henry !…

Quand elle revint vers le client, celui-ci se montrait inquiet, dérouté, d’autant plus qu’un homme en manches de chemise, sans faux col, arrivait de l’arrière-boutique, s’engageait sans bruit dans l’escalier. On ne vit plus que ses jambes, puis plus rien.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien… Un jeune homme qui était soûl, hier au soir, et qu’on a couché là-haut…

— Et… M. Henry… est votre mari ?…

Elle rit, ce qui secoua sa gorge abondante et molle.

— C’est le patron… Moi, je ne suis que la serveuse… Attention !… Je vous jure qu’on va vous voir…

— Pourtant… je voudrais…

— Quoi ?

Et l’homme était tout rouge. Il ne savait plus ce qu’il pouvait ou ne pouvait pas se permettre. Il regardait sa grasse et fraîche compagne avec des yeux luisants.

— Il n’y a pas moyen d’être un peu seuls ?… chuchota-t-il.

— Tu es fou ?… Pour quoi faire ?… C’est une maison sérieuse, ici…

Elle s’interrompit, écouta à nouveau. Une discussion s’élevait, là-haut. M. Henry répondait d’une voix calme et sèche à quelqu’un qui lui faisait des reproches véhéments.

— Un vrai gamin… expliquait la grosse fille. À faire pitié !… Cela n’a pas vingt ans et cela s’enivre… Avec ça qu’il payait à boire à tout le monde, qu’il faisait le malin et que des tas de types en ont profité…

La porte s’ouvrait, là-haut… Les voix devenaient plus nettes.

— Je vous dis que j’avais des centaines de francs dans mes poches ! glapissait le jeune homme. On me les a volés !… Je veux mon argent…

— Doucement ! Doucement ! Il n’y a pas de voleurs ici ! Si vous n’aviez pas été ivre comme un cochon…

— C’est vous qui m’avez donné à boire…

— Si je donne à boire aux gens, c’est que je les crois assez intelligents pour veiller à leur portefeuille… Et encore ! J’ai dû vous arrêter… C’est vous qui êtes allé chercher des filles sur le trottoir, sous prétexte que la serveuse n’était pas assez gentille avec vous… Et vous vouliez une chambre… Et je ne sais quoi encore…

— Rendez-moi mon argent…

— Je n’ai pas votre argent, et si vous continuez à faire du bruit, je fais appeler la police…

M. Henry ne se troublait pas le moins du monde. C’était le jeune homme qui se troublait en descendant l’escalier à reculons, tout en discutant toujours.

Il avait les traits tirés, les yeux cernés, la bouche mauvaise.

— Vous êtes tous des voleurs !

— Répétez-le…

Et M. Henry descendit quelques marches en courant, prit l’autre au collet.

Brusquement, ce fut presque un drame. Le gamin tirait un revolver de sa poche, hurlait :

— Lâchez-moi ou je…

Le voyageur de commerce se colla contre la banquette, serra peureusement le bras de sa voisine qui voulut s’élancer en avant.

Peine perdue, M. Henry, en homme habitué aux rixes, avait donné un coup sec sur l’avant-bras de son adversaire et le revolver tombait des mains de celui-ci.

— Ouvre la porte !… commanda-t-il, haletant quand même, à la femme…

Et, quand ce fut fait, il imprima au gamin un tel élan que celui-ci alla rouler au milieu du trottoir. Puis il ramassa le revolver et le lança vers lui.

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