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Читем онлайн Laffaire Saint-Fiacre - Simenon

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— A avancé de l’argent, je sais.

— C’est tout ce que je puis vous dire… À l’heure qu’il est, le solde créditeur est exactement de sept cent soixante-quinze francs… Remarquez que les impôts fonciers de l’année dernière ne sont pas payés et que l’huissier a fait la semaine dernière une première sommation…

— Jean Métayer est au courant ?

— De tout ! Et même un peu plus qu’au courant.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien !

— Vous ne pensez pas qu’il vit dans la lune ?

Mais Émile Gautier, discret, évita de répondre.

— C’est tout ce que vous voulez savoir ?

— Y a-t-il d’autres habitants de Saint-Fiacre qui ont leur compte à votre agence ?

— Non !

— Personne n’est venu aujourd’hui faire une opération ? Toucher un chèque, par exemple ?

— Personne.

— Et vous êtes resté sans cesse au guichet ?

— Je ne l’ai pas quitté !

Il n’était pas troublé. C’était toujours un bon employé répondant comme il se doit à un personnage officiel.

— Désirez-vous voir le directeur ? Bien qu’il ne puisse pas vous en dire plus que moi…

Les lampes s’allumaient. Le mouvement, dans la grand-rue, était presque celui d’une grande ville et, devant les cafés, il y avait de longues files de voitures.

Un cortège passait : deux chameaux et un jeune éléphant qui portaient des calicots-réclames pour un cirque installé sur la place de la Victoire.

Dans une épicerie, Maigret aperçut la mère du rouquin qui tenait toujours celui-ci par la main et qui achetait des conserves.

Un peu plus loin, il heurta presque Métayer et son avocat qui marchaient, l’air affairé, en discutant. L’avocat disait :

— … ils sont obligés de le bloquer…

Ils ne virent pas le commissaire et ils continuèrent à se diriger vers le Comptoir d’Escompte.

On est forcé de se rencontrer dix fois par après-midi, dans une ville dont une rue de cinq cents mètres de long résume toute l’activité.

Maigret se rendit à l’imprimerie duJournal de Moulins. Les bureaux étaient en façade : des vitrines modernes, en béton, avec un étalage copieux de photographies de presse et les dernières nouvelles manuscrites, au crayon bleu, sur de longues bandes de papier.

« Mandchourie. L’Agence Havas communique que… »

Mais, pour gagner l’imprimerie, il fallait s’engager dans une impasse obscure. On était guidé par le vacarme de la rotative. Dans un atelier désolé, des hommes en blouse travaillaient devant les hautes tables de marbre. Dans une cage vitrée, au fond, les deux linotypes et leur tac-tac de mitrailleuse.

— Le chef d’atelier, s’il vous plaît…

Il fallait hurler, littéralement, à cause du tonnerre des machines. L’odeur d’encre prenait à la gorge. Un petit homme en blouse bleue, qui rangeait des lignes de composition dans une forme, mit la main en cornet à son oreille.

— Vous êtes le chef d’atelier ?

— Le metteur en pages !

Maigret prit dans son portefeuille le texte qui avait tué la comtesse de Saint-Fiacre. L’homme, assurant des limettes à cercle d’acier devant ses yeux, le regarda en se demandant ce que cela voulait dire.

— Cela sort de chez vous ?

— Comment ?…

Des gens passaient en courant avec des piles de journaux.

— Je vous demande si cela a été imprimé ici.

— Venez !

Dans la cour, cela allait mieux. Il y faisait froid, mais du moins pouvait-on parler à voix presque normale.

— Qu’est-ce que vous m’avez demandé ?

— Reconnaissez-vous les caractères ?

— C’est du Cheltenham corps 9…

— De chez vous ?

— Presque toutes les linotypes sont équipées en Cheltenham.

— Il y a d’autres linotypes à Moulins ?

— Pas à Moulins… Mais à Nevers, à Bourges, à Châteauroux, à Autun, à…

— Ce document n’a rien de spécial ?

— Il a été imprimé au taquoir… On a voulu faire croire que c’était découpé dans un journal, n’est-ce pas ?… On m’a demandé une fois de faire la même chose, pour une farce…

— Ah !

— Il y a quinze ans au moins… Au temps où nous composions encore le journal à la main…

— Et le papier ne vous donne pas d’indication ?

— Presque tous les journaux de province ont le même fournisseur. C’est du papier allemand… Vous m’excuserez… Il faut que je boucle la forme… C’est pour l’édition de la Nièvre…

— Vous connaissez Jean Métayer ?

L’homme haussa les épaules.

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Si on l’écoutait, il connaîtrait le métier mieux que nous. Il est un peu tapé… On le laisse tripoter à l’atelier, à cause de la comtesse qui est une amie du patron…

— Il sait se servir d’une linotype ?

— Hum !… Qu’il dit !…

— Enfin, il serait capable de composer cet entrefilet ?

— Avec deux bonnes heures devant lui… Et en recommençant dix fois la même ligne…

— Lui est-il arrivé, ces derniers temps, de s’installer devant une linotype ?

— Est-ce que je sais, moi ? Il va ! Il vient ! Il nous embête tous avec ses procédés de clichage… Vous m’excuserez… Le train n’attend pas… Et ma forme n’est pas bouclée…

Ce n’était pas la peine d’insister. Maigret faillit s’introduire à nouveau dans l’atelier, mais l’agitation qui y régnait le découragea. Les minutes de ces gens étaient comptées. Tout le monde courait. Les porteurs le bousculaient en se précipitant vers la sortie.

Il parvint pourtant à prendre à part un apprenti qui roulait une cigarette.

— Qu’est-ce qu’on fait avec les lignes de plomb quand elles ont servi ?

— On les refond.

— Tous les combien de jours ?

— Tous les deux jours… Tenez ! la fondeuse est là-bas, dans le coin… Attention ! C’est chaud…

Maigret sortit, un peu las, peut-être un peu découragé. La nuit était tout à fait tombée. Le pavé était clair, plus clair que d’habitude, à cause du froid. Devant un magasin de confection, un vendeur qui battait la semelle et qui avait un rhume de cerveau s’approchait des passants.

— Un pardessus d’hiver ?… Belle draperie anglaise à partir de deux cents francs… Entrez ! Cela n’engage à rien…

Un peu plus loin, devant le Café de Paris, où l’on entendait s’entrechoquer les billes de billard, Maigret aperçut la voiture jaune du comte de Saint-Fiacre.

Il entra, chercha l’homme des yeux et, ne le trouvant pas, s’assit sur une banquette. C’était le café élégant. Sur une estrade, trois musiciens accordaient les instruments, composaient le numéro d’ordre du morceau à l’aide de trois cartons portant chacun un chiffre.

Du bruit, dans la cabine téléphonique.

— Un demi ! commanda Maigret au garçon.

— Blonde ou brune ?

Mais le commissaire essayait d’entendre la voix dans la cabine. Il n’y parvint pas. Saint-Fiacre sortit et la caissière lui demanda :

— Combien de communications ?

— Trois.

— Avec Paris, n’est-ce pas ?… Trois fois huit vingt-quatre…

Le comte aperçut Maigret et se dirigea très naturellement vers lui, s’assit à son côté.

— Vous ne m’avez pas dit que vous veniez à Moulins ! Je vous aurais amené avec ma voiture… Il est vrai qu’elle n’est pas fermée et que par le temps qu’il fait…

— Vous avez téléphoné à Marie Vassilief ?

— Non ! Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais la vérité… Un demi aussi, garçon… Ou plutôt non ! Quelque chose de chaud… un grog… J’ai téléphoné à un certain M. Wolf… Si vous ne le connaissez pas, d’autres doivent le connaître, Quai des Orfèvres… Un usurier, si vous voulez… J’ai eu quelquefois recours à lui… Je viens d’essayer de…

Maigret le regarda curieusement.

— Vous lui avez demandé de l’argent ?

— À n’importe quel taux ! Il a d’ailleurs refusé ! Ne me regardez pas ainsi ! Cet après-midi, je suis passé à la banque…

— À quelle heure ?

— Vers trois heures… Le jeune homme que vous savez et son avocat en sortaient…

— Vous tentiez de retirer de l’argent ?

— J’ai essayé ! Surtout ne croyez pas que je veuille vous inspirer de la pitié ! Il y a des gens qui, dès qu’il s’agit d’argent, ont des pudeurs. Moi pas… Eh bien ! les quarante mille francs envoyés à Paris et le train de Marie Vassilief payé, il me reste à peu près trois cents francs en poche. Je suis arrivé ici sans rien prévoir… J’ai juste le complet que je porte… À Paris je dois quelques milliers de francs à la tenancière du meublé, qui ne laissera pas sortir mes effets…

Il parlait en regardant rouler les billes sur le tapis vert du billard. Ceux qui jouaient étaient des petits jeunes gens de la ville qui avaient parfois des coups d’œil envieux à la tenue élégante du comte.

— C’est tout ! J’aurais voulu tout au moins être en deuil pour les obsèques. Il n’y a pas un tailleur du pays qui me fasse deux jours de crédit… À la banque, on m’a répondu que le compte de ma mère était bloqué et qu’au surplus le crédit s’élevait à sept cents et quelques francs… Et savez-vous qui m’a fait cette agréable commission ?

— Le fils de votre régisseur !

— Comme vous dites !

Il avala une gorgée de grog brûlant et se tut, regardant toujours le billard. L’orchestre commençait une valse viennoise que scandait curieusement le bruit des billes.

Il faisait chaud. L’atmosphère du café était grise, en dépit des lampes électriques. C’était l’ancien café de province, avec une seule concession au modernisme, un placard qui annonçait : Cocktails 6 francs.

Maigret fumait lentement. Il fixait lui aussi le billard éclairé violemment par des abat-jour en carton vert. De temps en temps la porte s’ouvrait et après quelques secondes on était surpris par une bouffée d’air glacé.

— Mettons-nous dans le fond…

C’était la voix de l’avocat de Bourges. Il passa devant la table des deux hommes, suivi par Jean Métayer qui portait des gants de laine blanche. Mais tous deux regardaient droit devant eux. Ils ne virent le premier groupe qu’une fois assis.

Les deux tables se faisaient presque face. Il y eut une légère rougeur sur les joues de Métayer, qui commanda d’une voix manquant de fermeté :

— Un chocolat !

Et Saint-Fiacre de plaisanter à mi-voix :

— Chérie, va !

Une femme prenait place à égale distance des deux tables, adressait au garçon un sourire de bonne camaraderie, murmurait :

— Comme toujours !

On lui apporta un cherry. Elle se poudra, remit du rouge sur ses lèvres. Et, entre ses cils qui battaient, elle hésitait à braquer son regard vers une table ou vers l’autre.

Était-ce Maigret, large et confortable, qu’il fallait attaquer ? Était-ce l’avocat, plus élégant, qui la détaillait déjà avec un petit sourire ?

— Et voilà ! Je conduirai le deuil en gris ! murmura le comte de Saint-Fiacre. Je ne peux pourtant pas emprunter un complet noir au maître d’hôtel ! Ni endosser une jaquette de mon défunt père !

À part l’avocat, intéressé par la femme, tout le monde regardait le billard le plus proche.

Il y en avait trois. Deux étaient occupés. Des bravos crépitaient au moment où les musiciens achevaient leur morceau. Et, du coup, on entendait à nouveau des bruits de verres et de soucoupes.

— Trois portos, trois !

La porte s’ouvrait, se refermait. Le froid entrait, était digéré peu à peu par la chaleur ambiante.

Les lampes du troisième billard s’allumèrent sur un geste de la caissière, qui avait les commutateurs électriques derrière le dos.

— Trente points ! dit une voix.

Et, à l’adresse du garçon :

— Un quart Vichy… Non ! Un Vittel-fraise…

C’était Émile Gautier, qui enduisait soigneusement de craie bleue le bout de sa canne. Puis il mettait le marqueur à zéro. Son compagnon était le sous-directeur de la banque, plus âgé de dix ans, avec des moustaches brunes en pointe.

Ce n’est qu’au troisième coup — qu’il rata — que le jeune homme aperçut Maigret. Il salua, un peu gêné. Dès lors, il fut tellement absorbé par le jeu qu’il n’eut plus le temps de voir qui que ce fût.

— Bien entendu, si vous n’avez pas peur du froid, il y a une place dans ma voiture… dit Maurice de Saint-Fiacre. Vous me permettez de vous offrir quelque chose ? Vous savez ! je n’en suis tout de même pas encore à un apéritif près…

— Garçon ! disait Jean Métayer, à voix haute. Vous me demanderez le 17 à Bourges !

Le numéro de son père ! Un peu plus tard, il s’enfermait dans la cabine.

Maigret fumait toujours. Il avait commandé un second demi. Et la femme, peut-être parce qu’il était le plus gros, avait enfin jeté son dévolu sur lui. Chaque fois qu’il se tournait de son côté, elle lui souriait comme s’ils eussent été de vieilles connaissances.

Elle se doutait bien un peu qu’il était en train de penser à la vieille, comme disait le fils lui-même, qui était couchée au premier étage, là-bas, au château, et devant qui les paysans défilaient en se poussant du coude.

Mais ce n’était pas dans cet état qu’il la voyait. Il l’imaginait à une époque où il n’y avait pas encore d’autos devant le Café de Paris et où l’on n’y buvait pas de cocktails.

Dans le parc du château, grande et souple, racée comme une héroïne de roman populaire, près de la voiture d’enfant poussée par la nurse…

Maigret n’était qu’un gamin dont les cheveux, comme ceux d’Émile Gautier et comme ceux du rouquin, s’obstinaient à se dresser en épi au milieu du crâne.

Est-ce qu’il n’était pas jaloux du comte, le matin où le couple était parti vers Aix-les-Bains, dans une auto (une des premières du pays) toute pleine de fourrures et de parfum ? On ne voyait pas le visage sous la voilette. Le comte avait de grosses lunettes. Cela ressemblait à un enlèvement héroïque. Et la nounou tenait la main du bébé, l’agitait pour un adieu…

Maintenant, on aspergeait la vieille d’eau bénite et la chambre sentait la bougie.

Affairé, Émile Gautier tournait autour du billard, jouait en fantaisie, comptait à mi-voix, important :

— Sept…

Il visait à nouveau. Il gagnait. Son chef à moustaches pointues disait d’une voix aigre :

— Formidable !

Deux hommes s’observaient, par-dessus le tapis vert : Jean Métayer, à qui parlait sans cesse le souriant avocat, et le comte de Saint-Fiacre, qui arrêta le garçon d’un geste mou.

— La même chose !

Maigret, lui, pensait maintenant à un sifflet de boy-scout. Un beau sifflet à deux sons, en bronze, comme il n’en avait jamais eu.

VIII

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