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XIV
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu chériras la mer!La mer est ton miroir; tu contemples ton âmeDans le déroulement infini de sa lame,Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image;Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœurSe distrait quelquefois de sa propre rumeurAu bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets:Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes,Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes,Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voilà des siècles innombrablesQue vous vous combattez sans pitié ni remord,Tellement vous aimez le carnage et la mort,Ô lutteurs éternels, ô frères implacables!
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XV
DON JUAN AUX ENFERS
Quand Don Juan descendit vers l'onde souterraineEt quand il eut donné son obole à Charon,Un sombre mendiant, œil fier comme Antisthène,D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,Des femmes se tordaient sous le noir firmament,Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,Derrière lui traînaient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,Tandis que Don Luis avec un doigt tremblantMontrait à tous les morts errant sur les rivagesLe fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,Près de l'époux perfide et qui fut son amant,Semblait lui réclamer un suprême sourireOù brillât la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierreSe tenait à la barre et coupait le flot noir;Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
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XVI
CHÂTIMENT DE L'ORGUEIL
En ces temps merveilleux où la théologieFleurit avec le plus de sève et d'énergie,On raconte qu'un jour un docteur des plus grands,Après avoir forcé les cœurs indifférents;Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;— Après avoir franchi vers les célestes gloiresDes chemins singuliers à lui-même inconnus,Où les purs esprits seuls peut-être étaient venus, -— Comme un homme monté trop haut, pris de panique,S'écria, transporté d'un orgueil satanique:"Jésus, petit Jésus! Je t'ai poussé bien haut!Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défautDe l'armure, ta honte égalerait ta gloire,Et tu ne serais plus qu'un fœtus dérisoire!"
Immédiatement sa raison s'en alla.L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila;Tout le chaos roula dans cette intelligence,Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence,Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.Le silence et la nuit s'installèrent en lui,Comme dans un caveau dont la clef est perdue.Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,Et, quand il s'en allait sans rien voir, à traversLes champs, sans distinguer les étés des hivers,Sale inutile et laid comme une chose usée,Il faisait des enfants la joie et la risée.
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XVII
LA BEAUTÉ
Je suis belle, ô mortels! Comme un rêve de pierre,Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,Est fait pour inspirer au poète un amourÉternel et muet ainsi que la matière.
Je trône dans l'azur comme un sphinx incompris;J'unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes;Je hais le mouvement qui déplace les lignes,Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris.
Les poètes, devant mes grandes attitudes,Que j'ai l'air d'emprunter aux plus fiers monuments,Consumeront leurs jours en d'austères études;
Car j'ai, pour fasciner ces dociles amants,De purs miroirs qui font toutes choses plus belles:Mes yeux, mes larges yeux aux clartés éternelles!
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XVIII
L'IDÉAL
Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes,Produits avariés, nés d'un siècle vaurien,Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes,Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien.
Je laisse à Gavarni, poète des chloroses,Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital,Car je ne puis trouver parmi ces pâles rosesUne fleur qui ressemble à mon rouge idéal.
Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme,C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime,Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans;
Ou bien toi, grande nuit, fille de Michel-Ange,Qui tors paisiblement dans une pose étrangeTes appas façonnés aux bouches des Titans!
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XIX
LA GÉANTE
Du temps que la nature en sa verve puissanteConcevait chaque jour des enfants monstrueux,J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante,Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux.
J'eusse aimé voir son corps fleurir avec son âmeEt grandir librement dans ses terribles jeux;Deviner si son cœur couve une sombre flammeAux humides brouillards qui nagent dans ses yeux;
Parcourir à loisir ses magnifiques formes;Ramper sur le versant de ses genoux énormes,Et parfois en été, quand les soleils malsains,
Lasse, la font s'étendre à travers la campagne,Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins,Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.
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XX
LE MASQUE
À Ernest Christophe, statuaire.
STATUE ALLÉGORIQUE DANS LE GOÛT DE LA RENAISSANCEContemplons ce trésor de grâces florentines;Dans l'ondulation de ce corps musculeuxL'élégance et la force abondent, sœurs divines.Cette femme, morceau vraiment miraculeux,Divinement robuste, adorablement mince,Est faite pour trôner sur des lits somptueux,Et charmer les loisirs d'un pontife ou d'un prince.
— Aussi, vois ce souris fin et voluptueuxOù la fatuité promène son extase;Ce long regard sournois, langoureux et moqueur;Ce visage mignard, tout encadré de gaze,Dont chaque trait nous dit avec un air vainqueur:"La volupté m'appelle et l'amour me couronne!"À cet être doué de tant de majestéVois quel charme excitant la gentillesse donne!Approchons, et tournons autour de sa beauté.
Ô blasphème de l'art! Ô surprise fatale!La femme au corps divin, promettant le bonheur,Par le haut se termine en monstre bicéphale!
Mais non! Ce n'est qu'un masque, un décor suborneur,Ce visage éclairé d'une exquise grimace,Et, regarde, voici, crispée atrocement,La véritable tête, et la sincère faceRenversée à l'abri de la face qui ment.Pauvre grande beauté! Le magnifique fleuveDe tes pleurs aboutit dans mon cœur soucieux;Ton mensonge m'enivre, et mon âme s'abreuveAux flots que la douleur fait jaillir de tes yeux!
— Mais pourquoi pleure-t-elle? Elle, beauté parfaiteQui mettrait à ses pieds le genre humain vaincu,Quel mal mystérieux ronge son flanc d'athlète?
— Elle pleure, insensé, parce qu'elle a vécu!Et parce qu'elle vit! Mais ce qu'elle déploreSurtout, ce qui la fait frémir jusqu'aux genoux,C'est que demain, hélas! Il faudra vivre encore!Demain, après-demain et toujours! — comme nous!
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XXI
HYMNE À LA BEAUTÉ
Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l'abîme,Ô beauté? Ton regard, infernal et divin,Verse confusément le bienfait et le crime,Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
Tu contiens dans ton œil le couchant et l'aurore;Tu répands des parfums comme un soir orageux;Tes baisers sont un philtre et ta bouche une amphoreQui font le héros lâche et l'enfant courageux.
Sors-tu du gouffre noir ou descends-tu des astres?Le destin charmé suit tes jupons comme un chien;Tu sèmes au hasard la joie et les désastres,Et tu gouvernes tout et ne réponds de rien.
Tu marches sur des morts, beauté, dont tu te moques;De tes bijoux l'horreur n'est pas le moins charmant,Et le meurtre, parmi tes plus chères breloques,Sur ton ventre orgueilleux danse amoureusement.
L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,Crépite, flambe et dit: bénissons ce flambeau!L'amoureux pantelant incliné sur sa belleA l'air d'un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,Ô beauté! Monstre énorme, effrayant, ingénu!Si ton œil, ton souris, ton pied, m'ouvrent la porteD'un infini que j'aime et n'ai jamais connu?
De Satan ou de Dieu, qu'importe? Ange ou sirène,Qu'importe, si tu rends, — fée aux yeux de velours,Rythme, parfum, lueur, ô mon unique reine! -L'univers moins hideux et les instants moins lourds?
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XXII
PARFUM EXOTIQUE
Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,Je vois se dérouler des rivages heureuxQu'éblouissent les feux d'un soleil monotone;
Une île paresseuse où la nature donneDes arbres singuliers et des fruits savoureux;Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,Et des femmes dont œil par sa franchise étonne.
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,Je vois un port rempli de voiles et de mâtsEncor tout fatigués par la vague marine,
Pendant que le parfum des verts tamariniers,Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.
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XXIII
LA CHEVELURE
Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure!Ô boucles! Ô parfum chargé de nonchaloir!Extase! Pour peupler ce soir l'alcôve obscureDes souvenirs dormants dans cette chevelure,Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir!
La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,Tout un monde lointain, absent, presque défunt,Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique!Comme d'autres esprits voguent sur la musique,Le mien, ô mon amour! Nage sur ton parfum.
J'irai là-bas où l'arbre et l'homme, pleins de sève,Se pâment longuement sous l'ardeur des climats;Fortes tresses, soyez la houle qui m'enlève!Tu contiens, mer d'ébène, un éblouissant rêveDe voiles, de rameurs, de flammes et de mâts:
Un port retentissant où mon âme peut boireÀ grands flots le parfum, le son et la couleur;Où les vaisseaux, glissant dans l'or et dans la moire,Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloireD'un ciel pur où frémit l'éternelle chaleur.
Je plongerai ma tête amoureuse d'ivresseDans ce noir océan où l'autre est enfermé;Et mon esprit subtil que le roulis caresseSaura vous retrouver, ô féconde paresse!Infinis bercements du loisir embaumé!
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond;Sur les bords duvetés de vos mèches torduesJe m'enivre ardemment des senteurs confonduesDe l'huile de coco, du musc et du goudron.
Longtemps! Toujours! Ma main dans ta crinière lourdeSèmera le rubis, la perle et le saphir,Afin qu'à mon désir tu ne sois jamais sourde!N'es-tu pas l'oasis où je rêve, et la gourdeOù je hume à longs traits le vin du souvenir?
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